Les causes

Défendre Cuba

Khrouchtchev et les autorités soviétiques ont toujours avancé cette thèse. Les archives disponibles attestent de l’importance de la question dans la décision du Kremlin. Les moyens mis à disposition pour l’opération Anadyr témoignent de ce souci de contrer une éventuelle invasion américaine (nucléaire tactique, missiles de défense côtière, système de défense aérienne – avions et SAM, navires de guerre et forte infanterie mécanisée). L’adjonction d’armes nucléaires ne fait que reprendre une stratégie déjà utilisée par les Etats-Unis (Grande-Bretagne, Italie et Turquie). De plus ce déploiement contrebalance la vulnérabilité de l’île à une attaque conventionnelle. Au final, le déploiement d’armes nucléaires, par essence dissuasif, permettrait à l’Union soviétique de défendre Cuba sans risque excessif pour elle, tout en faisant peser une lourde menace sur les Etats-Unis, la source probable de l’invasion.

La rupture cubano-américaine est en gestation dès les premiers temps du pouvoir castriste. Dès 1959, La Havane craint une action américaine. La tension monte progressivement tout au long de l’année 1960 et aboutit en janvier 1961 à la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays. Ce même mois, Cuba est exclue de l’Organisation des Etats américains (OEA). En avril, une brigade d’exilés cubains tente sans succès de débarquer dans la baie des Cochons. Les dernières tentatives cubaines de convenir d’un modus vivendi avec les Etats-Unis entre août et décembre 1961 sont un échec. En février 1962, un embargo économique, commercial et financier est instauré par Washington suite à la nationalisation d’entreprises américaines. Le Secrétaire d’Etat des Etats-Unis, Dean Rusk, envisage une intervention en deux temps : séparer l’île de l’URSS, puis disposer de Castro. L’éviction de Cuba de l’Organisation des Etats d’Amérique (OEA) en janvier 1962 sous la pression étatsunienne, les manœuvres militaires américaines de fin 1961-début 1962, le soutien à des maquis anti castristes, l’existence de plans opérationnels pour attaquer Cuba poussent l’URSS à agir. Lors d’une interview en 1992, Castro insistera à nouveau sur le « sentiment qu’une invasion directe de Cuba […] allait se produire ». Khrouchtchev souhaite éviter la chute d’un nouveau membre du camp socialiste, qui sans soutien majeur et isolé, serait condamné à terme. Depuis 1960, Cuba reçoit une aide économique soviétique massive, et depuis 1961 les premiers accords militaires prévoient des livraisons d’armes.

Enfin, la position d’avant-poste du socialisme en Amérique latine de Cuba constitue un succès de prestige pour Moscou et un sérieux revers infligé à la théorie Monroe qui régit la politique américaine sur le continent depuis le XIXe siècle.

Contrebalancer le déséquilibre du rapport des forces nucléaires avec les Etats-Unis

En 1962 l’Union soviétique ne dispose que de 38 missiles intercontinentaux (ICBM), lancés depuis le sol soviétique et capables de toucher le sol américain, quand les Etats-Unis en comptent 136. A contrario, le rapport de force en missiles à portée régionale (MRBM) et intermédiaire (IRBM) est favorable aux Soviétiques. Si de nouveaux modèles d’ICBM sont en cours de développement, leur mise en service ne sera pas effective avant plusieurs années. Le déploiement de MRBM et d’IRBM à Cuba, associé à une base de sous-marins lanceurs d’engins (SLBM), permettrait de rattraper provisoirement ce rapport de force. Mais le raisonnement de Khrouchtchev est surtout politique, intégrant parfaitement le choc psychologique provoqué par l’installation de missiles à moins de 200 km de la frontière américaine. Les faits lui donneront raison.
Ce déploiement permettrait également de répondre à l‘installation de missiles américains Jupiter en Turquie, qui menace directement l’URSS sur son flanc sud.

Berlin

Si les Occidentaux tendent à faire de Cuba un avatar de la crise berlinoise, la question demeure néanmoins en suspens. Certes Berlin reste le principal point de tension de la guerre froide. Depuis l’ultimatum de Khrouchtchev en 1958 aux occidentaux (signature d’un traité de paix pour mettre fin officiellement à la dernière guerre mondiale, statut de « ville libre » démilitarisée pour Berlin), les négociations trainent, entre propositions et contre-propositions. La construction du mur a mis un frein au passage à l’ouest de citoyens est-allemands, mais la RDA attend toujours une reconnaissance officielle, qu’un traité de paix avec l’URSS entérinerait. Khrouchtchev a-t-il eu l’intention de négocier les missiles contre Berlin ? Aucun document ne le démontre, pas plus que les témoignages d’anciens responsables soviétiques. Néanmoins, tout au long de la crise cubaine, Américains et Soviétiques gardent un œil sur Berlin.