Osvaldo le clandestin

La France a eu son mai 68, l’Italie connaît un « Automne chaud » en 1969, ponctué de nombreuses grèves ouvrières et étudiantes, symboles d’une forte tension sociale et politique. Ainsi dix millions d’Italiens participent à la grève pour le logement le 19 novembre.

Gli anni di piombo

Le 12 décembre, une bombe explose Plazza Fontana, tuant 167 personnes et blessant 88 autres. Le nom de Giangiacomo Feltrinelli circule parmi les autorités. On le soupçonne d’activités subversives : en 1968 il aurait participé à un projet révolutionnaire en Sardaigne, rassemblant milieux d’extrême-gauche et indépendantistes sardes, il est également accusé de faux témoignage au profit d’anarchistes accusés d’un attentat en avril lors de la foire de Milan. Mais Feltrinelli n’est pas en Lombardie, il est alors dans son chalet alpin en Suisse avec sa compagne. Désireux dans un premier temps de retourner à Milan pour se disculper, il se rend finalement à Gênes et choisit de basculer dans la clandestinité. Dans une longue lettre il explique ses motivations : sa motivation de servir le socialisme depuis sa jeunesse, les violentes attaques contre son activité d’éditeur de gauche, la situation politique italienne, les menaces pesant sur la démocratie et la liberté, le danger d’un coup de force autoritaire menée par certains cercles de la droite associés aux néo-fascistes. Consciencieux, Feltrinelli démissionne des sociétés dont il est administrateur, prend toutes les dispositions légales afin de disposer de fonds destinés à financer ses futures actions. Selon sa volonté la bibliothèque et l’institut sont transformés en une fondation. La gérance de sa maison d’édition est reprise par sa femme Inge.

Plazza Fontana marque le début de ce qu’on a appelé les années de plomb et la stratégie de la tension. Si des groupes de la gauche extra parlementaire comme Lotta continua et Potere Operaio restent dans l’action légale ou semi-légale, certains militants se projettent dans l’action violente et la lutte armée, motivés entre autres par un éventuel coup de force de certains milieux conservateurs et néo-fascistes.

En 1970, les Groupes d’Action Partisane (Gruppi di Azione Partigiana) voient le jour à l’initiative de Feltrinelli, inspirés par le Groupe d’Action Patriotique (Gruppi di Azione Patriottica) de la résistance antifasciste. La référence à cette lutte contre le fascisme et la République de Salo est très forte chez les militants d’extrême-gauche, et nombreux sont les ex-partisans à avoir dissimulé des armes. Trois colonnes sont établies à Milan, Trente et Gênes, caractérisées par une stricte discipline et compartimentées de façon à garantir la plus grande étanchéité et donc la sécurité de leurs membres. Les actions comprennent de l’autofinancement (hold-up), du sabotage contre des entreprises accusées de financer les néo-fascistes ou d’être responsables de licenciements abusifs ou de conditions de travail indignes. La même année Feltrinelli publie clandestinement Contre l’impérialisme et la coalition de droite, sorte de plateforme programmatique influencée par Gramsci et Lénine.

On prête à Feltrinelli, alias Osvaldo, de multiples liens avec les mouvements révolutionnaires étrangers (Fraction armée rouge allemande, Tupamaros uruguayens, groupes palestiniens), mais aussi avec des services de renseignements des pays communistes (RDA, Tchécoslovaquie, Cuba). En 1971, il se rend trois fois à Prague, puis certainement en Uruguay. La même année, son nom revient suite à l’assassinat du consul bolivien Roberto Quintanilla en Allemagne, l’arme aurait été achetée par ses soins. Enfin toujours en 1971, les GAP et les récentes Brigades Rouges entreprennent des discussions au sujet d’une plateforme stratégique, mais sans grand succès. Feltrinelli rédige également son dernier texte, Lutte de classe ou guerre de classe ? dans lequel il poursuit sa réflexion révolutionnaire.

La fin

En 1972, celui que les Etats-Unis voient comme un « agent cubain », entame sa troisième année de clandestinité. Il a toujours maintenu le contact avec sa femme Inge. Sa santé est fragile, une pneumonie l’oblige à rester alité quelques jours. Début mars, il se trouve dans la région de Milan où les Brigades rouges viennent de réaliser leur première opération spectaculaire, la séquestration d’un dirigeant de la Sit-Siemens. Après plusieurs repérages, Osvaldo décide de saboter deux pylônes d’une ligne à haute tension à Segrate, dans la banlieue milanaise. Le soir du 14 mars, le rendez-vous est fixé devant un cinéma avec deux camarades. Le lendemain, un homme promenant son chien découvrira « un cadavre de sexe masculin, couché à terre… ». Les artificiers et les carabiniers indiqueront que quinze bâtons de dynamite servirent à la préparation des charges destinées à la base du pylône, et que l’explosion de la charge placée sur le longeron en hauteur a probablement provoqué sa mort. Le 17 mars, la révélation de l’identité du corps fera la une des journaux, Potere Operaio titre « Un révolutionnaire est tombé », tandis que L’Unita, le quotidien communiste, affiche « Tragique symbole d’une défaite ».

Le 28 mars, Giangiacomo Feltrinelli est inhumé au cimetière Monumentale de Milan, accompagné par une foule de 8 000 personnes.

L’enquête est clôturée en 1975 et une ordonnance de 1976 entérine la version de l’accident. Ce qui n’empêche pas certains de parler d’assassinat, de complot ourdi par la CIA… Plusieurs responsables des Brigades Rouges accréditeront également la thèse de l’accident.

La figure singulière de Giangiacomo Feltrinelli fut louée et critiquée par l’opinion publique. Si certains saluèrent son désintéressement et son engagement sincère, d’autres stigmatisèrent le fils de famille « qui n’a rien appris ou presque », le révolutionnaire « pour rire ». Editeur à succès, créateur d’une fondation consacrée à l’histoire sociale, le millionnaire-révolutionnaire reste un des symboles de cette période trouble de l’histoire italienne.

La Cause du peuple, n°21, 25 mars 1972 (Collection bibliothèque Souvarine)

La Cause du peuple, n°21, 25 mars 1972 (Collection Bibliothèque Souvarine)