La solution

La solution va venir non pas des salariés de Lip mais de la concertation entre des chefs d'entreprises "progressistes" situés en marge du CNPF, des politiques (gaullistes de gauche et PSU) et des syndicalistes de la Fédération générale de la métallurgie (FGM- CFDT).

Avec Renaud Gillet de Rhône-Poulenc, le patron de Boussois-Souchon-Neuvesel (BSN, fabrication de verre) Antoine Riboud est prêt à s'engager si la démonstration de la viabilité économique est faite. Mais avant de négocier avec le personnel, ils entendent rechercher des bases industrielles et financières solides. José Bidegain, ancien de la Jeunesse étudiante chrétienne et chef d'entreprise dans la chaussure, est le troisième homme du projet. En août 1973, son intervention dans le conflit de l'entreprise Charles Jourdan à Romans permit la reprise de l'activité avec l’accord des syndicats. C’est à lui que reviendra la tâche de négocier avec les Lip. Entouré d’experts, le triumvirat Riboud-Gillet-Bidegain s’active. Un investissement de 57 millions de francs est nécessaire à l'opération. Pendant que Gillet négocie avec les banques, Riboud discute avec Ebauches SA. La participation d'entreprises dont Thomson CSF est acquise. Le plan de reprise, basé sur celui d’Interfinexa et enrichi des études de Syndex exclut tout démantèlement ou licenciements. Le président du CNPF François Ceyrac l’accueille favorablement. Du côté des Lip, la section CFDT y voit une solution industrielle correspondant aux intérêts des salariés.

Depuis le début du conflit le PSU soutient le combat des Lip. Certains ouvriers, dont Charles Piaget, en sont d’ailleurs membres. Si le PSU a un temps évoqué la nationalisation de l’entreprise, son secrétaire national Michel Rocard, convaincu de la viabilité de Lip, pense que la solution réside dans le rétablissement d'une bonne gestion soutenue par une relance économique. Il convainc Claude Neuschwander (vidéo INA) - ancien JEC et membre du PSU - secrétaire général de Publicis (dont Lip fut client) de prendre la tête de la future entreprise. En plaçant le PSU dans l'affaire Lip, il s'agit aussi de donner plus de poids à la nouvelle gauche. A droite, le ministre Jean Charbonnel, surnommé le gaulliste de gauche, avance l'idée que face à l'incompétence gestionnaire de certains patrons, l'état devrait constituer un fonds d'intervention urgente et que les investisseurs devraient créer un groupe de renfloueurs. Il soutient en sous-main le projet de reprise de Lip, ce que Messmer n'apprendra que plus tard. Ironiquement, son éviction du ministère fin février 1974 lui vaudra d’être considéré comme un des chômeurs de Lip.

Cette solution rencontre cependant l'hostilité de membres du gouvernement dont celle du ministre des finances Valéry Giscard d'Estaing, pour qui Lip risque « de véroler le corps social ». De sourdes considérations politiques apparaissent en toile de fond, particulièrement la crainte d'un accord entre les gaullistes favorables à Chaban-Delmas et les patrons progressistes pour les élections présidentielles de 1974. Suite au retrait de la Société générale en novembre, le PSU lance un appel aux Français à fermer leurs comptes détenus dans cette banque. Le projet Interfinexa est finalement rejeté par le gouvernement.

                                                                                   

Est-ce la fin de l’affaire ? Non car un nouveau projet est élaboré avec le cabinet McKinsey sous l’impulsion d’Antoine Riboud. Comme le recommandait déjà le cabinet Syndex, l’entreprise doit conserver tous ses secteurs, accroitre la production horlogère et diversifier la production mécanique. Lip sera remplacé par une holding, la Société européenne d’horlogerie et d’équipement mécanique (SEHEM), contrôlant deux filiales : la Compagnie européenne d’horlogerie (CEH) avec l’usine de Palente et la marque Lip, et la Spemelip chargée de la fabrication de pièces de montres, secteur armement et mécanique de précision. Le financement sera garanti par des banques françaises et suisses, l’ASUAG, des entreprises françaises et des fonds publics destinés à la formation des salariés de la nouvelle entreprise. Enfin les réembauches seront échelonnées dans le temps.

Suite à une intervention télévisée de Pierre Messmer l’évoquant comme préalable aux négociations, la reprise de l’activité armement est votée par l’assemblée générale le 10 janvier.

Le 14 janvier, une assemblée générale de 900 personnes se réunit au cinéma Lux de Besançon pour suivre les discussions entre Jean Charbonnel et les représentants des confédérations à Paris au sujet du projet. La FGM-CFDT envoie des représentants à Besançon pour finir de convaincre les salariés et la section locale. Même les 186 salariés qui ont déjà quitté Lip et occupent un nouvel emploi sont informés de la situation, avec la possibilité d’une réembauche.

Les accords de Dole (26-29 janvier 1974)

Tenues à Dole du 26 au 28 janvier, les négociations avec les salariés sont menées par José Bidegain (vidéo INA) dans un style direct apprécié des Lip, à la différence des discussions avec Henry Giraud. Les Lip sont représentés par leurs sections syndicales, les confédérations et par des membres du comité d’action, une centaine de salariés les accompagnant. Chaque jour les textes sont rediscutés par les Lip, puis transmis à l’ensemble du personnel à Besançon. Les derniers développements des négociations sont débattus lors de l’assemblée générale du lendemain. En parallèle, le 28 janvier, Les Lip organisent leur 7e et dernière paie.

Le 29 janvier 1974 les syndicats signent les accords de Dole, approuvés par l’AG à 650 voix contre 3 et 16 abstentions du CA. Contrairement au plan Giraud, le plan Neuschwander présente une réelle assise industrielle. Le 30 janvier en vertu des accords, les Lip remettent 15 000 montres (20 000 selon d’autres sources), sept tonnes de documents et livres de compte, des pièces de machines et des disques d’ordinateur. Aucune poursuite judiciaire ne sera retenue contre les salariés. Les fonds restant de la vente des montres sont discrètement remis à Antoine Riboud via la FGM-CFDT.

                                                                              

La CFDT se satisfait de cette signature qui clôture un long conflit où la confédération a pu montrer sa capacité à négocier, à être force de proposition pour relancer une entreprise via le cabinet Syndex. La section locale de Lip, pour irritante qu’elle fut, a néanmoins su trouver une issue à la grève en discutant avec des patrons modernistes. Les accords de Dole seraient donc un modèle de concertation patron-syndicat. A contrario, la CGT (qui soutenait le plan Giraud), le PCF et l’extrême gauche accusent la CFDT de « collaboration de classe » en choisissant un « bon » patron, sans remise en cause du capitalisme. La CFDT a beau jeu de signaler la contradiction de la CGT qui avait reçu avec bienveillance l’accord de Romans et qui condamne celui de Dole, pourtant proche. Même le PS est critique, Pierre Bérégovoy déclare ainsi que le plan Giraud peut être considéré comme le fruit de la lutte des salariés, alors que le plan Neuschwander fait la part belle au patronat.