Zorro ne gagne pas toujours

Le plan Giraud, validé par l'Etat, prévoit trois entreprises distinctes sous la direction d'une société dirigée par Henry Giraud lui-même. Les salariés conserveraient leurs droits et acquis sociaux, mais pas les avantages obtenus depuis 1968. Après des tractations 159 salariés seraient licenciés, principalement à l'atelier de mécanique, avec des compensations de l'Etat (financières, formation professionnelle, accès prioritaire pour tout nouvel emploi créé). De leur côté les Lip présentent un plan de développement élaboré conjointement avec le cabinet de conseil Syndex proche de la CFDT. Sur la base d’études démontrant que les décisions de Fred Lip et d'Ebauches SA ont plus nui à la rentabilité que les salaires élevés incriminés, ce plan propose un développement basé sur l'horlogerie et la mécanique de précision qui permettrait de maintenir l'emploi.

D’un commun accord, les discussions avec Henry Giraud se déroulent à Arc-et-Senans, à 35 km de Besançon. Par expérience, les représentants de confédérations syndicales sont considérés comme plus souples face aux licenciements et aux démantèlements, aussi Giraud et l’Etat ne souhaitent parler qu’aux syndicats. De plus au sein des états-majors syndicaux (CGT et CFDT), on craint que Lip ne perde tout à vouloir trop en demander, aussi pousse-t-on pour une solution rapide. Henry Giraud doit discuter non seulement avec les représentants syndicaux mais également des délégués du CA. Des salariés font même le déplacement. Les entretiens sont enregistrés intégralement et diffusés ensuite au personnel, et des brochures éditées. Le contenu des discussions est ainsi débattu par l'ensemble du personnel. Quatorze rencontres s'échelonnent entre août et octobre, ponctuées d'interruptions, de tentatives pour saper l'unité des salariés (promesses de rembauches de certaines ouvrières, perte de droit à la sécurité sociale...).
Afin de montrer que le mouvement ne s'essouffle pas, l'assemblée générale décide d'organiser une marche le 29 septembre 1973 (vidéo INA) dans les rues de Besançon. L'organisation est marquée par des frictions entre la section CGT-Lip et le comité d'action, mais aussi par la réticence de la CFDT (au niveau national) et de la mairie socialiste bisontine. Par un temps pluvieux, la manifestation attire entre 30 et 100 000 personnes, dont de nombreux sympathisants et militants d'extrême gauche.

                                 

Les espoirs des centrales syndicales en une sortie de crise rapide sont toutefois déçus devant le refus des Lip de céder sur la question des licenciements. Le plan Giraud est finalement rejeté à une large majorité lors de l’assemblée générale du 12 octobre ; à noter toutefois que le personnel de l’usine d’Ornans l’accepte. La fracture entre les sections CGT et CFDT est désormais consommée. Les militants CGT se retirent des commissions et organisent des réunions séparées. Au sein de la CFDT, on craint une certaine mainmise de l’extrême gauche sur le conflit, comme le jusqu’au-boutisme tendrait à le démontrer.

Entre la mi-octobre et la fin-décembre le mouvement entre dans une période de traversée du désert, même si entre 400 et 500 personnes assistent toujours aux assemblées générales, avec un pic à 600 en décembre. Le 15 octobre, le premier ministre Pierre Messmer déclare « Lip, c’est fini en ce qui me concerne ». Le 18, la 4e paie ouvrière est versée. Le 19 octobre, la CFDT-Lip propose de reprendre les discussions sur la proposition de l’intersyndicale mais se heurte à l’hostilité du CA. Le 23 octobre, la police fait une descente à la Maison pour tous, y recherchant des montres séquestrées et de l’argent liquide.

                                                                                

Depuis septembre, les pouvoirs publics menacent de ne plus verser les allocations familiales et les prestations de la Sécurité sociale si les salariés ne s’inscrivent pas à l’ANPE avant le 13 novembre, le 12 octobre étant considéré comme la fin de leurs droits en tant que grévistes. En réaction, les sections CGT et CFDT s’accordent pour une inscription collective le 13 novembre où chacun indique comme emploi recherché celui qu’il occupe à Palente. Les Lip peuvent compter sur l’attitude bienveillante de l’ANPE locale : les allocations chômage ne seront pas affectées pendant trois mois par les salaires, les prestations et remboursements suspendus depuis début septembre seront versés.