Une référence de l'édition critique française

De L'Escalier à La Joie de lire

En 1955, il reprend "une boutique à l'abandon, qui sentait le pipi de chat". Dans cette première librairie baptisée L’Escalier et située rue Monsieur-le-Prince dans le 6e arrondissement de Paris, il croise des militants de colonies portugaises (dont Mario de Andrade - qui le mettra en relation avec Frantz Fanon, et Amilcar Cabral) ou plus généralement anticolonialistes, mais aussi des hommes politiques tels que Aimé Césaire ou Léopold Senghor.

Deux ans plus tard, en 1957, il s’installe au 40 rue Séverin dans le Quartier Latin. La librairie La Joie de lire va vite devenir un lieu de rencontres, d’échanges et de formation. Sur les étals et les rayonnages, les classiques de la littérature socialiste et marxiste côtoient les textes de révolutionnaires du Tiers Monde, de militants anticolonialistes et progressistes, mais aussi des romans, de la poésie. Marx voisine avec Henri Michaux, Lénine avec Baudelaire, Che Guevara avec Giraudoux. La littérature prolétarienne côtoie la littérature bourgeoise.

Editeur de gauche

En 1959 François Maspero devient éditeur en fondant sa propre maison d’édition dont il assurera un temps quasiment seul la gestion, du graphisme à la correction des épreuves. Rejoint par Jean-Philippe Bernigaud et Fanchita Gonzalez Batlle en 1961, puis par Émile Copfermann en 1965, le libraire-éditeur Maspero va connaître une intense activité, travaillant aux côtés de Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Robert Paris, Georges Haupt, Louis Althusser, Régis Debray…

Cette riche activité éditoriale se matérialise par un catalogue de quelques 1350 titres, plus de trente collections dont Cahiers libres (1959), Textes à l’appui (1960), Bibliothèque socialiste (1963), Petite collection Maspero (1967), Voix… Des revues également  : Tricontinental, Partisans, Acoma...

Parmi les nombreux titres figurant à son catalogue, citons des textes témoignant :
- des luttes de libération nationale et contre l'impérialisme : Les damnés de la terre de Frantz Fanon, Unité et lutte de Amilcar Cabral, Hanoï sous les bombes de Wilfred Burchett...
- des luttes sociales et sociétales en France des années 1960 et 1970 : Flins sans fin, Vivre et lutter à Longwy, Travailleurs français-immigrés même combat, Libération des femmes, année zéro…
- des réflexions et des débats théoriques qui secouent le socialisme et le communisme : Lire le Capital de Louis Althusser, La crise du mouvement communiste de Claudin...
- de la dissidence dans les pays du bloc de l'est : Procès à Prague : le VONS, La Pologne une société en dissidence, Gdansk la mémoire ouvrière 1970-1980

Il passera, faute de moyens à côté de certains titres, en regrettera d'autres.

Celui dont la lecture de classiques du socialisme se limita au début au Manifeste de Marx s'inscrit au parti communiste français en 1955. Un an après, il en est exclu pour avoir critiqué la répression à Budapest de novembre 1956 et les réticences du parti à s’engager réellement contre la guerre d’Algérie. En 1970 il rejoint la Ligue communiste - trotskyste - de son ami Daniel Bensaïd, jusqu’à sa dissolution en 1973.

Profondément anticolonialiste, un temps proche de l'expérience castriste, sans illusion sur la réalité du socialisme soviétique et conscient des réalités sociales de son époque, François Maspero refuse pourtant l’étiquette d’éditeur engagé. Il affirme ainsi que "le véritable engagement requiert une action plus directement concrète que le seul fait d’éditer des livres, sinon c’est vraiment s’en tirer à bon compte". Il publie nombre d’ouvrages interdits, censurés ou tout simplement refusés par ses confrères éditeurs, non désireux de risquer l’ire des autorités.

Heurts et malheurs

Dès 1959, il se retrouve dans la ligne de mire des autorités gaullistes : saisies à répétition, censure et interdictions, lourdes amendes, inculpations et condamnations par la justice (entre autres atteinte à la sûreté de l’état, incitation de militaires à la désobéissance et à la désertion), privation de droits civiques.

Au quotidien la librairie doit également faire face aux vols « révolutionnaires » encouragés par certains groupes d’extrême gauche (on parle alors de "piquer chez Masp"). Plus graves sont les attentats et autres attaques perpétrés par l’OAS puis plus tard par l’extrême droite. Les "événements d’Algérie" feront de François Maspero "l’homme le plus plastiqué de France" selon Paris-Presse. Après mai 1968, le ministre de l’intérieur Raymond Marcelin le désigne même comme cible du retour à l’ordre, en raison du contenu de certains ouvrages.

La vie de la librairie La Joie de lire est donc loin d’être tranquille, puisque si ajoutent aussi les difficultés financières. La librairie ne s’en relèvera pas. Après avoir été vendue, elle ferme définitivement ses portes en 1976.

Une page se tourne

En 1982, amoureux de son métier mais plus en phase avec la profession, François Maspero lègue sa maison d'édition à un collaborateur, François Gèze, à qui il vend ses parts pour un franc symbolique, donnant naissance aux éditions de la Découverte. De 1959 à 1982, les éditions Maspero seront devenues une des plus importantes maison d'édition de sciences humaines et sociales en France, on estime à 10 millions le nombre d'ouvrages édités, dont près de 3,5 millions en livres de poche

Si les livres demeurent ses compagnons, il en sera dorénavant l’auteur et non plus l’éditeur.
François Maspero s’éteint le 12 avril 2015, à Paris.

Une référence incontournable

Pour toute une génération, Maspero fut une référence incontournable de l'édition critique, une porte ouverte sur le monde en ébullition, celui de la décolonisation et de la guerre froide, période d'agitations politiques, économiques et sociales, de débats idéologiques passionnés et passionnants.
Sa librairie fut un repère, un lieu de formation et d’échange pour toute une génération qui faisait ses premières armes en politique dans les années 1950 et 1960.

Modeste et lucide, il dira « Je n’ai été qu’à la croisée de leurs chemins [des auteurs], un peu comme une éponge, juste capable d’absorber et de régurgiter. En l’occurrence, de mettre en forme, et rien de plus. »

Affiche de soutien aux éditions Maspero (ca 1971). DR