Feltrinelli, militant communiste et éditeur

Giangiacomo Feltrinelli nait le 19 juin 1926 à Milan. Son père Carlo Feltrinelli est un entrepreneur prospère, dont les activités s’étendent de la banque à l’industrie et aux transports. A la mort de ce dernier en 1935, Giovanna Elisa Gianzana, dite "Giannalisa", épouse en seconde noce un correspondant du Corriere della Serra Luigi Barzini. Le jeune Giangiacomo connaît la vie normale d’un enfant de la haute bourgeoisie, côtoyant gouvernantes et précepteurs privés jusqu’en 1941, date à laquelle il intègre pour la première fois un établissement scolaire.

Comme nombre de jeunes de son époque, il est inscrit à La Gioventù italiana del Littorio (GIL), organisation de jeunesse fasciste. Mais la fréquentation des jardiniers et autres ouvriers employés par sa mère, la rencontre d’un ouvrier de chez Erba contribuent à éveiller sa conscience sociale et politique, et à le sensibiliser au socialisme et au communisme. En 1944, il rejoint le groupe de combat de Legnano rattaché aux troupes américaines et participe à la libération de l’Italie. Il est démobilisé en août de l’année suivante et entame des études à l’école polytechnique de Rome.

Début mars 1945, Giangiacomo adhère au Parti communiste italien (PCI). Un temps chargé de renseignement dans les milieux hostiles au parti par la fédération de Rome, il quitte brièvement l’Italie pour l’Espagne et le Portugal. De retour à Milan en juillet 1946, il fréquente les antennes locales, dirigeant successivement la direction de presse et de la propagande de sa section, puis la commission financière de la fédération de Milan. Par deux fois, en 1948 et 1949, il sera arrêté par la police milanaise, pour collage d’affiches puis sur une dénonciation d’anciens militants exclus. Il suit également des cours du soir organisés par la fédération milanaise, complétant sa formation théorique.

Devenu majeur en 1947, Giangiacomo Feltrinelli devient héritier de plein droit de la fortune paternelle et prend la direction de ses affaires. Le militant communiste devient une des figures du capitalisme italien. Entre 1950 et 1951, Feltrinelli se rend plusieurs fois en RDA, Tchécoslovaquie et Hongrie, où il conclue des affaires commerciales, lui assurant ainsi une réputation d’hommes d’affaires de l’autre côté du rideau de fer, tout en nourrissant son dossier au ministère de l’intérieur et aux services secrets militaires.

Fondazione Giangiacomo Feltrinelli

En 1948, Feltrinelli crée une bibliothèque consacrée à l’histoire des idées et mouvements sociaux, constituant un imposant corpus de documents de nature diverse (ouvrages, fonds d’archives, périodiques, documents iconographiques…). Il tient à sa nature exclusivement scientifique et encourage sa plus grande ouverture possible, sans sectarisme. Un groupe de chercheurs s’y agrège dès le début et une collaboration plus ou moins étroite est entamée avec l’Institut du marxisme-léninisme de Moscou et l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam. Le tout sous les bons auspices du PCI de Togliatti, du moins jusqu’à la fin 1956. A partir de 1960, la bibliothèque se double d’un institut articulé en plusieurs sections d’études : histoire politique, économique et sociale, histoire du socialisme international et des mouvements ouvriers, histoire de l’antifascisme et de la résistance. Une première revue sera publiée de 1952 à 1956, Movimiento Operaio, puis à partir de 1958 les Annali.

Giangiacomo Feltrinelli Editore

L’année 1954 est marquée par la fondation de sa propre maison d’édition, Giangiacomo Feltrinelli Editeur. Les deux premiers ouvrages publiés sont Il flagello della svastica [le Fléau de la croix gammée] de Lord Russel et l’Autobiographie de Jawaharlal Nehru.

Le plus grand coup éditorial de Feltrinelli est incontestablement la parution du roman de Boris Pasternak Le Docteur Jivago en 1957, après juste 3 ans d’activité. Achevé en 1955, le roman est en attente d’autorisation de publication en Union soviétique. Informé de la qualité de l’œuvre, Feltrinelli obtient l’accord de Pasternak pour le publier en occident, recevant clandestinement un manuscrit. Le dossier est habilement ficelé, l’éditeur italien obtiendra légalement l’exclusivité selon le droit en vigueur. Or le roman ne plaît pas aux autorités, qui le jugent profondément antisoviétique, Pasternak est mis sous surveillance, il sera même dissuadé de récupérer son prix Nobel de littérature décerné en 1958. En dépit des fortes pressions des autorités soviétiques relayées par le PCI, Le Docteur Jivago est publié le 23 novembre 1957 en Italie et immédiatement traduit ailleurs. 1958 sera marquée par un autre succès éditorial, Le Guépard de Guiseppe Tomasi di Lampedusa.

L’activité de la maison d’édition est intense. Feltrinelli voyage beaucoup, il publie beaucoup et partout (sauf en Union soviétique). Il crée même des librairies dans la péninsule. Auteurs italiens classiques ou de la jeune génération côtoient des auteurs étrangers. Le catalogue propose aussi de nombreux textes engagés, anticolonialistes, progressistes, en plus des classiques du socialisme. La maison d’édition se fait ainsi l’écho de la guerre d’Algérie, des luttes de libération nationale et du foisonnement des idées révolutionnaires, à l’instar des éditions Maspero en France. Les œuvres de Gramsci, le Bulletin communiste de Boris Souvarine, les congrès de l’internationale communiste, les textes de Fidel Castro, Ho Chi Minh ou Che Guevara, le Discours au cercle Pétöfi, les Ecrits politiques de Imre Nagy (Hongrie), ou encore le Programme de la Ligue yougoslave figurent au catalogue. Des livres interdits ou sans éditeurs comme Le Ressac de Juan Goytisolo et Problèmes et perspectives de la révolution algérienne de Francis Jeanson sont édités.