La présence syndicale

Marqué par l’anarcho-syndicalisme du début du XXe siècle, le paysage syndical de Lip se compose de militants de la CGC, de la CGT, de la CFTC, de la CFDT et de FO. Des conflits sociaux éclatent ponctuellement sans pour autant contribuer à l’augmentation du nombre d’encartés. En 1950, seuls 5 % des salariés sont syndiqués. Certains militants font preuve de volontarisme et de dynamisme. Charles Piaget, alors délégué CFTC avant de passer à la CFDT, se rend sur les lieux où les ouvriers se retrouvent, pendant les pauses, les repas ou bien dans l’autobus, y recueillant leurs propos. Ce simple travail d’écoute et d’échanges permet la formulation de revendications, à l’élaboration de tracts. Surtout il permet aux ouvriers de se rendre compte que leurs problèmes ne se limitent pas à leur atelier ou à leur bureau, mais à l’usine toute entière. Cette culture de l’atelier est un efficace contrepoids à la faible syndicalisation. L’individualisme des rapports patron/salarié, en particulier pour les rémunérations où chacun croit bénéficier d’un traitement de faveur, est mis à mal par l’obtention de l’affichage de grilles salariales sous la pression syndicale. Plus généralement l’action collective contre les injustices parvient à regrouper syndiqués et non-syndiqués. La promotion de certains délégués syndicaux, pensée par la direction comme un moyen de les gagner à sa politique, ne rencontre pas toujours le succès escompté, puisque les syndicalistes ainsi courtisés deviennent plus attentifs aux intérêts de l’entreprise qu’à ceux des patrons.

En 1967 a lieu la première grève commune associant maîtrise et ouvriers contre la politique de licenciements de l’entreprise. Ce qui n’était qu’une préoccupation individuelle devient une cause commune. Dès lors les syndicats commencent à rassembler des informations sur la situation économique de l’entreprise, s’adressant à tous les salariés, syndiqués ou non, ouvriers comme cadres. Ce qui était du ressort de la direction devient un sujet d’intérêt général pour le personnel, entre autre par le biais du comité d’entreprise (CE).

Dans une région encore marquée par une forte influence du catholicisme, l’Action catholique ouvrière influence de nombreux syndicalistes de Lip. Au sein de la section CFTC puis de la section CFDT, on s’inspire des pratiques de l’ACO, qui exige de « voir, juger, agir », car c’est en réfléchissant ensemble à des problèmes individuels que l’on aboutit à une solution collective. Cette pratique donne aux salariés des outils pour débattre des choix de transformations de l’ordre social et les défendre. A cette éthique chrétienne s’ajoutent les thématiques mises en avant par la nouvelle gauche, en particulier l’autogestion et le contrôle de l’entreprise par les travailleurs, contribuant ainsi à la culture démocratique et participative des Lip. Ainsi à la différence de la CGT qui envisage le changement dans l’action étatique, la CFDT présente « un projet démocratique et décentralisateur d’autogestion dans lequel la planification économique doit répondre aux besoins humains, en se donnant des moyens dont décident ceux qui produisent. » Cet environnement fortement imprégné d’humanisme fournit des capacités d’organisations qui ne sont ni capitalistes, ni léninistes. Contrairement aux instances nationales, les sections CFDT et CGT de Lip entretiennent une culture de la coopération et du dialogue, et ce malgré les tentatives de la direction de les opposer.

Lip n’échappe pas à la déferlante de Mai 1968 et comme tant d’entreprises se met en grève, avec occupation du site de Palente à compter du 20 mai. Fidèle à son image, Fred Lip parvient à un accord avec le comité de grève une semaine avant les accords de Grenelle. Les salariés obtiennent plus qu’ailleurs : un jour de congé payé pour les mères de famille entre Noël et le nouvel an, trois assemblées générales d’1h30 par an, l’augmentation du salaire minimum mensuel, la préretraite à 60% du salaire (60 ans pour les femmes, 63 ans pour les hommes), et surtout une indemnité de vie chère basée sur l’indice des prix.

A la suite de la grève de mai 1968, les adhésions progressent sensiblement, avec un quart des Lip encartés. En 1973, on compte la moitié du personnel, soit le double du taux de syndicalisation en France à la même époque. La CFDT connaît la plus forte progression, dépassant la CGT. Une section CGC est créée, 48 cadres sur 51 la rejoignent, témoignant ainsi du traitement subi par les directeurs.

Après le conflit de 1967, la grève de mai 1968 contribue à modifier les rapports au sein de l’entreprise, où dorénavant blouses blanches et blouses bleues, maîtrise et ouvriers, femmes et hommes se mêlent, renforçant le sentiment d’appartenance à un groupe, à une communauté qui peut régler elle-même les conflits qui éclatent en son sein.

Les actions collectives sont courantes et gagnent en efficacité, par exemple contre le pouvoir des surveillants à l’égard des salariés, mais aussi contre le licenciement d’un travailleur immigré qui avait frappé un collègue suite à une insulte raciste. Les assemblées générales sont populaires et favorisent la coopération entre la CFDT et la CGT. En dépit de la législation née des accords de Grenelle, l’information au sein de l’entreprise reste un sujet de conflit entre la direction et les syndicats, Fred Lip souhaitant toujours en garder le contrôle.

Ainsi Lip apparaît comme une entreprise atypique, à l’image de son patron, et dotée d’une forte identité collective. Cette singularité expliquera la forme que prendra la lutte des travailleurs de Lip.