De la grève perlée à l'occupation

A la suite de la démission de Jacques Saintesprit, Ebauches SA ne nomme aucun directeur pour accompagner le démantèlement, laissant œuvrer les deux administrateurs. Plutôt que de subir les événements avec fatalisme, les salariés de Lip se mobilisent.

La grève perlée (17 avril-17 juin)

Convoquée à la demande des syndicats, une assemblée générale des salariés rejette la grève avec arrêt du travail et opte pour une grève perlée, c’est-à-dire une diminution des cadences de production. En dépit du harcèlement des surveillants et au vu du risque d’être privé de travail dans les secteurs délaissés, la grève perlée permet de maintenir une activité et un salaire pour tous, à chacun d’agir en conformité avec la lutte, les indécis devant être convaincus par le dialogue et par l’exemple. Pendant les premières semaines, les délégués du comité d’action et les délégués syndicaux parcourent les ateliers pour discuter de la situation et mobiliser les salariés, s’opposant aux pressions de la direction et renforçant ainsi la collectivité des travailleurs.

Les ouvrières des chaînes de montage et des ateliers de fabrication soumises aux cadences ont l’idée de faire des pauses régulières malgré les heurts avec les surveillants. Les fiches individuelles de production des ouvriers, outil de contrôle et levier d’intimidation de la direction, sont conservées par le personnel administratif. Pour certains salariés, cela signifie être payé sur leur temps de présence et non plus à la pièce. Les administratifs n’enregistrent plus les entrées et sorties des collègues chargés de l’information à l’extérieur.

Les murs et panneaux d’information sont rapidement couverts d’affiches produites en interne, première réappropriation du matériel de l’entreprise. Ces affiches illustrées de dessins, de slogans, de textes, deviennent une expression de cette communauté des salariés, et gare aux surveillants ou directeurs qui veulent les retirer. L’intersyndicale CFDT-CGT continue de fonctionner pendant la période printemps-été 1973, malgré les pressions des directions régionales et nationales de la CGT et du PCF pour reprendre la main sur la section CGT-Lip.

                                                               

Au côté des sections syndicales locales existe le Comité d’action (CA) né de l’initiative de Jean Raguénès, un dominicain embauché comme OS en 1971 et militant CFDT. Constitué à l’origine de militants, jeunes pour certains, c’est un groupe informel de réflexions et d’initiatives au sein de la CFDT, de libération de l'expression ouvrière, se réunissant hebdomadairement. A partir du 20 avril 1973, ce groupe devient une sorte de comité autonome, rassemblant militants syndicaux (CFDT et CGT) et non-syndiqués, sans structure définie. Enfant de Mai 68 par ses aspirations de libération et de prise en main par les travailleurs, chacun y prend la parole, même ceux qui n’en avaient pas l’habitude comme les femmes, on y recherche le consensus plutôt que le vote majoritaire. Le CA, par le brassage d’idées permanent qui y règne, est déterminant dans la forme originale que prend la lutte des travailleurs de Lip, poussant des militants syndicaux à rompre avec une pratique orthodoxe. D’aucuns parleraient d’exercice de la démocratie ouvrière.

Ainsi le conflit de Lip réunit des travailleurs aux aspirations parfois divergentes : aux salariés façonnés par l’entreprise soucieux avant tout de maintenir leur emploi s’associent de jeunes travailleurs marqués par mai 68 et ses idéaux, pour qui le travail en usine représente une aliénation.

Face aux rumeurs faisant état d’un probable déménagement des machines et des montres en prévision du dépôt de bilan, les travailleurs de Lip mettent en place une garde de nuit à Palente. L’information est rare, tant du côté des administrateurs que des pouvoirs publics. Le 17 mai, les administrateurs sont retenus pendant une heure et demi par les salariés qui veulent être tenus au courant de la situation. Le lendemain, un courrier les informe que désormais seules seront payées les heures effectivement travaillées. Le 28 mai une note qui rappelle ces nouvelles modalités provoque l’occupation du bureau d’un directeur. Le 5 juin, la déclaration d’un administrateur sur la signature d’un contrat de reprise est remise en cause par un directeur. Excédés, les salariés le prient avec ses deux collègues restant de quitter l’usine et de n’y revenir que munis d’informations fiables sur la situation de l’entreprise.

Le basculement (10-12 juin)

Le 10 juin, le conflit bascule avec l’occupation de l’usine par les salariés, mobilisés pour la sauvegarde de leur outil de travail. Le 12 juin, les administrateurs, un directeur et le président de la Chambre de commerce de Besançon se rendent à Palente pour y rencontrer le comité d’entreprise. Le personnel rassemblé dehors suit le déroulement de la réunion en direct par des compte rendus de leurs représentants et par des haut-parleurs qui retransmettent tous les quarts d’heure. Après avoir affirmé ne rien savoir de l’avenir de Lip, les administrateurs annoncent que les salaires ne seront plus versés. Excédés, plusieurs centaines de salariés font irruption, séquestrent les visiteurs et exigent des réponses. Si le président de la Chambre est relâché, les autres sont contraints de rester. Devant une centaine de salariés, un des administrateurs doit lire le plan préparé pour Ebauches SA trouvé dans un porte-documents. Contrairement à leurs affirmations, les administrateurs sont bien au courant du projet comme en attestent des notes manuscrites de l’un d’eux sur le document. Lip deviendra une usine de montage de montres et le reste des activités sera vendu. Contrairement à la loi, le conseil d’administration a débattu de ces projets sans représentants du CE. Une liste nominative de 480 salariés à licencier est jointe, accompagnée du montant de l’indemnité de départ pour chacun, et même l’annonce d’un budget de deux millions de francs pour la lutte contre les syndicats. En fouillant les bureaux des directeurs, les salariés furieux y découvrent les dispositions financières prises par Fred Lip pour assurer l’avenir de ses proches et de ses autres activités commerciales. D’autres documents attestent des mesures de surveillance des meneurs parmi les salariés par la police, qui informe la direction de leurs agissements. La teneur de cette documentation explosive est lue sur les ondes de la station locale de l’ORTF.

Les CRS envoyés sur place par le préfet font face à des barricades improvisées et des ouvriers en colère. Les négociations sont difficiles, et face à la menace d’investir l’usine par la force, les délégués syndicaux dont Charles Piaget consentent à laisser partir les personnes séquestrées.

Alors que la plupart des salariés se retirent, une dizaine de militants syndicaux CFDT, CGT et de membres du CA se réunissent pour décider de la suite des événements et ne pas laisser le découragement gagner les salariés. Ce groupe décide d’utiliser un autre moyen de pression, le stock de montres produites depuis 1971. Le 13 juin à l’aube, quelques 30 000 montres sont exfiltrées discrètement de l’usine à l’aide d’un camion à ordures et de cinq voitures. Cette action est approuvée par l’assemblée générale le jour même. Pour des questions de sécurité, seul le militant CFDT et secrétaire du CE Raymond Burgy est au courant des caches (greniers, sous-sols, granges de particuliers, mais aussi églises, presbytères et couvents), toutes soigneusement sélectionnées pour éviter la détérioration des montres. Pendant des mois c’est lui qui en gèrera les déplacements.

Le 15 juin une manifestation rassemble 15 000 personnes dans les rues de Besançon, devenue ville morte à l’occasion, commerces fermés et transports publics interrompus en signe de solidarité avec Lip. A cette occasion, l’archevêque prend la parole.

L'assemblée du 18 juin

Pour tout mouvement social, le plus dur est de s’inscrire dans la durée et le conflit chez Lip n’échappe pas à cette règle. Sans salaire versé, la mobilisation ne durera pas plus de huit ou neuf semaines et les dons perçus ne couvrent pas l’ensemble des besoins des grévistes. L’approche des congés annuels de juillet n’est pas favorable à une grève. Alors que faire ?

La solution va venir de l’extérieur, même si l’idée germait déjà parmi certains salariés. Lors d’une discussion avec Jean Raguénès, un journaliste de Politique Hebdo évoque la possibilité pour les ouvriers de Lip de reprendre la production des montres à leur compte. Séduit par cette idée, Jean Raguénès en discute avec Charles Piaget qui la juge pertinente au vu de leur situation. Débattue entre les délégués syndicaux et ceux du CA, elle est inscrite à l’ordre du jour de l’assemblée générale du 18 juin.

Le jour dit, le délégué CGT Claude Mercet présente cette solution auprès des salariés, parlant de financement d’un salaire de survie et de défense des outils de production. A noter que le terme autogestion n’est pas utilisé, la CGT - et derrière le PCF - y étant hostile par rapport à la stratégie de Programme commun. Charles Piaget pour la CFDT argumente sur la symbolique auprès de l’opinion publique d’une intervention de la police dans une entreprise fonctionnant normalement, à la différence d’une entreprise en cours de liquidation. En redémarrant la production, les salariés de Lip comptent gagner un soutien plus large auprès de la population, même parmi les moins enclins à soutenir d’ordinaire une grève.

L’approbation de l’AG obtenue, les cadres votent à une faible majorité contre. La reprise de l’activité est rapide, les stocks de pièces nécessaires au montage étant disponibles en quantité suffisante. Le montage se fera sur la base du volontariat, les ouvriers définissant eux-mêmes leurs conditions de travail et leurs horaires. A noter la bienveillance des militants travaillant à EDF et qui assurent l'alimentation électrique du site. Si le terme autogestion n’est pas utilisé par l’intersyndicale, la pratique s’affirme autogestionnaire, tout en restant dans un cadre capitaliste. Le jour même les premières montres sont montées, la vente débutera 48 heures après.