Puisqu'on vous dit que c'est possible

L’occupation du site modifie les comportements en temps de grève, elle oblige les salariés à venir sur place, parce qu’il y a toujours quelque chose à faire, un coup de main à donner (vidéo INA). Le choix commun de maintenir l’activité rompt avec l’orthodoxie des pratiques grévistes. Des structures de fonctionnement organisées démocratiquement se mettent rapidement en place.

L’assemblée générale

L’AG définit la ligne directrice du mouvement, mais c'est également le lieu où chacun peut affirmer son appartenance à la collectivité et un facteur d'unité dans la lutte.

En amont les délégués des syndicats et du CA se réunissent pour discuter de l’ordre du jour de l’assemblée générale, garantissant que la diversité des positions serait débattue et que l'AG ne sera pas un lieu où chacun écouterait les seules interventions des délégués syndicaux. L'assemblée se tient au restaurant de l'entreprise, espace suffisamment grand pour accueillir une forte assistance et dure en moyenne une heure et demi, parfois plus. Les délégués sont installés sur une tribune et un micro circule dans la salle pour que chacun puisse intervenir. Les membres des commissions et les salariés chargés de populariser la lutte à l'extérieur sont présents et interviennent. Même les visiteurs sont acceptés et encouragés à participer. Avant toute prise de décision importante, les participants se répartissent en groupes pour débattre pendant trois quart d'heure. Les délégués se réunissent ensuite pour faire le point, puis, si un consensus apparaît, ils le soumettent au vote à main levée. A raison d'une assemblée quotidienne (à 9h), et parfois deux (la seconde à 14h), on en dénombrera près de 200 sur la durée du conflit. Entre le 18 juin 1973 et le 1er janvier 1974, le nombre de participants oscille entre 80 et 1 000 sur les 1050 salariés de Palente, avec un taux de présence moyen de 466 personnes.

Contrairement à d'autres conflits plus étroitement contrôlés par les syndicats, le rôle de l'assemblée générale chez Lip fut plus important. La pratique syndicale peu orthodoxe de la CFDT-Lip et l'expérience des luttes passées l'expliquent.

                                                                                

Les commissions

Si l’assemblée générale définit la ligne d’action, les commissions décident des modalités d’exécution. Elles font ensuite leur rapport devant l’assemblée pour répondre aux questions et éventuelles critiques. Les premières commissions sont créées à partir du 18 juin, et on en comptera jusqu’à 35, plus une multitude de sous-commissions : production, vente, service après-vente, gestion des stocks, restauration, activités culturelles, gestion du personnel, accueil des visiteurs, entretien de l’usine, popularisation (mobilisation des soutiens extérieurs).

Chaque commission détermine les heures de présence de ses membres, garantissant l’implication des travailleurs habitués aux horaires de travail. Au cours de réunions quotidiennes, les membres discutent de ce qu’il y a à faire, des moyens d’actions et de la répartition des tâches. Un coordinateur garantit la participation de tous aux décisions et la répartition équitable du travail. Personne n’est cantonné à une commission et chacun peut en changer. Fondamentalement la commission instaure un fonctionnement démocratique et égalitaire dans l’entreprise, où les rapports de hiérarchie sont abolis et la liberté de parole, surtout des femmes, est libérée. La transparence des activités des commissions est de rigueur. Ainsi la commission finances fait afficher le détail du montant et de l'origine des fonds issus des ventes et des dons, ainsi que les dépenses du mouvement.

En réussissant à faire tourner leur usine sans le personnel d’encadrement, les salariés gagnent en assurance et en dignité. A l’aliénation du travail en usine, où chacun est cantonné à une tâche répétitive et soumis à une hiérarchie tatillonne, les commissions annoncent une organisation du travail où chacun occuperait le métier qu’il a librement choisi, avec la possibilité de passer de l’un à l’autre. La CFDT-Lip présente la commission comme l’expression la plus claire de l’autogestion des luttes.

La restauration

L’occupation du site de Palente mit fin au fonctionnement de la restauration par sous-traitance. Une commission de membres du CA fut constituée pour en prendre le relais avec un horloger à sa tête. Le menu s’améliora au fur et à mesure et près de 600 repas bon marchés par jour furent proposés aux salariés. Grâce aux dons et aux bonnes relations avec les fournisseurs locaux, la cafétéria fonctionna normalement. Le personnel licencié par le sous-traitant fut réembauché avec un salaire supérieur à celui qu’ils touchaient. Comme l’AG, le restaurant est un des lieux du collectif Lip, où tous se rencontrent et discutent.

La production

Le jour même de l'approbation par l'AG de la relance de la production, les premières montres sont montées. La production est volontairement limitée afin de gérer au mieux le stock de pièces détachées. Fin juin, une seule des chaînes de montage fonctionne, mais une seconde est remise en service en août pour faire face à la demande. La production passe de 500-600 unités par jour fin juin à 800-1000 début août, et le nombre d'ouvrières augmente également.

                                                                                

La commission chargée de la production fixe les horaires et les cadences après discussion. Même si les méthodes de travail ne changent guère, des aménagements impensables auparavant sont mis en place à l'initiative des ouvrières : relais pour les tâches fatigantes, changements de poste plusieurs fois par jour, implication dans la gestion et l'exécution. La montre produite de manière autogérée ne cède en rien en qualité à celle produite avant le conflit (vidéo INA) . Libérée de la surveillance tatillonne et du stress occasionné, les salariées Lip semblent même plus épanouies dans leur travail. Elles se libèrent par la même occasion du machisme ambiant des surveillants et des cadres.

La vente

Mise en place dès le 20 juin, les montres sont vendues à un prix réduit, calqué sur le même rabais de 42 % appliqué au réseau de distribution HBJO. Opposée dans un premier temps à la vente, la CGT y consent dans l'intérêt du mouvement et propose de vendre les montres via les comités d'entreprises. Rapidement, les commandes individuelles par courrier ne sont plus acceptées, et les ventes sont réservées aux visiteurs du site, aux personnes assistant à des meetings où Lip est présent, aux CE et aux sections syndicales. Le PSU, bien représenté parmi la CFDT-Lip, se mobilise pour promouvoir la vente, sortant même un catalogue envoyé aux militants. Le Parti socialiste en achète 2000 pour les vendre à son congrès national.

                                                          

La vente sur le site met les salariés au contact des visiteurs (vidéo INA), situation nouvelle et qui suscite de la méfiance dans un premier temps, méfiance qui disparaît devant le succès de l'opération (en octobre, les Lip annonçaient quelques 70 000 montres vendues) et la sympathie du public. Le site de Palente n'est pas un magasin ordinaire, on le visite, on achète et on discute beaucoup.

Le produit des ventes permet de payer les salaires, les dons sont utilisés pour les activités de popularisation de la lutte. Mais au-delà, la vente des montres doit servir à vendre la cause des travailleurs de Lip partout en France. Un geste aussi anodin dans la société de consommation devient un acte de protestation et d'adhésion à une lutte sociale

Le succès des ventes oblige les Lip à devoir prendre dans le stock de montres subtilisées mi-juin même si officiellement la vente ne concerne que le "stock mort", des modèles non proposés par les revendeurs officiels. Car la vente ou l'achat d'un produit séquestré ou produit pendant l'occupation reste illégal devant la loi. Une plainte est déposée par la fédération des horlogers-bijoutiers, à laquelle les Lip répliquent par un manifeste des receleurs, à l'instar des militantes défendant le droit à l'avortement.

La paie ouvrière

En juin les administrateurs refusèrent de verser les salaires, mais pensant qu'en versant celui de juillet ils parviendraient à casser le mouvement. Sans succès. Les Lip décident d'échelonner leurs congés, tandis que d'autres y renoncent afin d'assurer une présence permanente sur le site. Toutefois l'AG du 18 juillet incite les vacanciers à revenir, par crainte d'une intervention des forces de l'ordre. Le 31 juillet, le jour fixé pour la liquidation, l'assemblée décide que tout salarié devrait avoir au moins quatre jours de travail minimum en commission selon les horaires réglementaires pour toucher un salaire. Les gardes de nuit seraient comptées comme un jour de travail.

Conçu comme un salaire de survie, baptisé le mini-Lip, et non une paie intégrale, le succès des ventes relance le débat sur le montant de la paie. La CGT, suivant la ligne de ne pas dépasser le Programme commun de la gauche, propose de verser un complément assurant un salaire de 1100 FF. Le CA propose de son côté une somme forfaitaire de 1500 FF en plus des indemnités, réduisant les écarts entre les catégories de personnel. L'assemblée décide de prendre en compte les indemnités de chômage touchées par tous, et d'ajouter un supplément ramenant la paie au niveau de celle perçue au début du conflit. A noter que trois cadres participant aux commissions touchent leur paie.

Le 2 août la distribution est effectuée après l'AG (vidéo INA). Chaque employé reçoit une enveloppe contenant un salaire méticuleusement calculé en tenant compte des indemnités de chômage auxquelles il a droit. En échange il signe une attestation reconnaissant que cette paie provient de la vente des montres. Les Lip parlent de paies légitimes ouvrières alors qu'une partie de la presse évoque des paies sauvages. Deux autres suivent le 31 août et le 26 septembre.

                                                                                

Les visites de l'usine

Une autre des originalités du conflit de Lip est l'ouverture au public du site occupé. Si dans un premier temps la CGT obtient que seules des délégations de CE soient reçues, l'AG vote pour un accueil plus large. De simples visiteurs, des militants d'extrême gauche, des politiques se croisent, échangent avec les salariés, assistent aux AG et bien sûr achètent des montres. Jusqu'à l'expulsion de Palente, on compte entre 2 000 et 3 000 visiteurs par jours.

La communication

Face au pourrissement du conflit voulu par l’entreprise et l’Etat, les salariés misent sur une communication originale et dynamique afin de gagner le soutien de la population et surtout de le conserver.

Dès le début du conflit des tracts sont édités en interne et distribués. Avec l’occupation de Palente, la commission popularisation devient l’organe principal de la lutte des Lip, comptant jusqu’à 200 membres répartis en neuf sous-commissions (accueil des journalistes, films, revue de presse, réponses aux courriers, publication d’un bulletin d’info…). L'accès à l'usine (et plus tard au gymnase de l’école Jean Zay et à la Maison pour tous) est facilité pour les journalistes, les assemblées générales et les commissions sont accessibles à la presse. Afin d'éviter une trop grande personnification du mouvement, des conférences de presse collectives alternent avec des interviews. Les Lip n'hésitent pas à présenter certains documents internes. Au gré des contacts et de la proximité naissante, une certaine connivence prend forme avec les journalistes. Ainsi des cartes de la police indiquant les supposées caches sont-elles photographiées et communiquées aux salariés. En revanche, les relations avec l'ORTF sont empreintes d'une certaine méfiance, la soumission de la télévision au pouvoir gaulliste ne s'est pas estompée depuis mai 68. Les informations diffusées à la télévision sont sujettes à caution quant aux chiffres de participation aux manifestations, certaines interviews sont parfois tronquées afin d’en modifier le sens, renforçant le scepticisme quant à l'impartialité de la télévision.

Tout au long du conflit, les salariés de Lip prêtent une grande attention aux articles de presse les concernant. Coupés et collés sur de grands rouleaux, ces articles sont ainsi mis à disposition de tous, pour que chacun puisse en prendre connaissance et en faire l'analyse.

Un bulletin baptisé Lip unité est fondé par une sous-commission avec l'aide de membres des Cahiers de Mai. Destiné aux salariés de Lip et aux sympathisants, son tirage passe de 3 000 exemplaires pour le premier numéro du 11 juillet à 30 000 en septembre. Le bulletin propose une synthèse des discussions des AG et des activités des commissions. C'est un outil d'information et de réflexion. A noter que les facteurs de Besançon le distribuent en dehors de leur temps de travail, par solidarité.

                                                                  

La commission de popularisation envoie des membres dans toute la France pour expliquer et défendre le mouvement des Lip. Près de 120 salariés, hommes et femmes, parcourent le pays et même au-delà. Sept d’entre eux suivent le Tour de France et organisent des meetings attirant entre 250 et 600 personnes dans chaque ville étape. Les 25 et 26 août deux cents salariés sont au rassemblement au plateau du Larzac, en soutien au mouvement d'opposition à l'extension d'un terrain militaire. Grâce à la mobilisation des salariés de Lip, la France est passée à l’heure « Lip ».